Pas terrible ; mais presque

Nous l’a­vons appris ce matin, Steve Jobs démis­sionne pour la deuxième fois de son poste de CEO d’Apple. Cette nou­velle, nous l’at­ten­dions depuis des mois depuis qu’il avait annon­cé être affec­té par un can­cer du pan­créas et sur­tout depuis février der­nier où il s’é­tait mis en congé maladie.

Avec ce « départ » de son poste exé­cu­tif, c’est un retour de 14 ans qui s’a­chève. À l’é­poque Apple était mori­bond, et nombre d’a­mis me disait « incons­cient » de conti­nuer à croire à un ave­nir pour la marque à la pomme ; mais Mr Steve est reve­nu, et force est de consta­ter que 14 ans plus tard, Apple est l’une des entre­prises qui a la plus grosse capi­ta­li­sa­tion bour­sière du monde ; mais plus encore, Apple est plus que jamais l’en­tre­prise à suivre de sa posi­tion domi­nante dans l’in­for­ma­tique mobile, et son avance (confor­tée – un fait depuis 25 ans–) dans l’in­ter­face uti­li­sa­teur de ses produits.

Cer­tains com­mencent à pous­ser des cris d’or­fraie à l’an­nonce de cette nou­velle, à crier à l’ef­fon­dre­ment pro­chain de la pomme de Cuper­ti­no. Je pense qu’ils se trompent lour­de­ment, Steve Jobs pré­pare depuis des année sa suc­ces­sion, en s’en­tou­rant des meilleurs col­la­bo­ra­teurs de son époque et en les met­tant en avant de plus en plus durant ses der­nières allocutions.

Par pur consi­dé­ra­tion pour l’homme qui a chan­gé pas mal de choses dans ma vie et que j’ai eu le pri­vi­lège de croi­ser en deux occa­sions (en 1992 quand il était à la tête de  NeXT, puis en 2001 durant une Apple Expo), je pense qu’il est grand temps pour lui de consa­crer du temps à lui et à ses proches et de lais­ser les choses futiles à d’autres. Je lui sou­haite sin­cè­re­ment la même chose que ce qu’il mar­te­lait en 2005 durant son dis­court à l’u­ni­ver­si­té de Stand­ford : « stay hun­gry stay foolish ».

Et puis­qu’on en parle, voi­ci la vidéo et la retrans­crip­tion en français.

« C’est un hon­neur de me trou­ver par­mi vous aujourd’hui et d’assister à une remise de diplômes dans une des uni­ver­si­tés les plus pres­ti­gieuses du monde. Je n’ai jamais ter­mi­né mes études supé­rieures. À dire vrai, je n’ai même jamais été témoin d’une remise de diplômes dans une uni­ver­si­té. Je veux vous faire par­ta­ger aujourd’hui trois expé­riences qui ont mar­qué ma car­rière. C’est tout. Rien d’extraordinaire. Juste trois expériences.

« Pour­quoi j’ai eu rai­son de lais­ser tom­ber l’université »
La pre­mière concerne les inci­dences impré­vues. J’ai aban­don­né mes études au Reed Col­lege au bout de six mois, mais j’y suis res­té audi­teur libre pen­dant dix-huit mois avant de lais­ser tom­ber défi­ni­ti­ve­ment. Pour­quoi n’ai-je pas poursuivi ?

Tout a com­men­cé avant ma nais­sance. Ma mère bio­lo­gique était une jeune étu­diante céli­ba­taire, et elle avait choi­si de me confier à des parents adop­tifs. Elle tenait à me voir entrer dans une famille de diplô­més uni­ver­si­taires, et tout avait été pré­vu pour que je sois adop­té dès ma nais­sance par un avo­cat et son épouse. Sauf que, lorsque je fis mon appa­ri­tion, ils déci­dèrent au der­nier moment qu’ils pré­fé­raient avoir une fille.

Mes parents, qui étaient sur une liste d’attente, reçurent un coup de télé­phone au milieu de la nuit : « Nous avons un petit gar­çon qui n’était pas pré­vu. Le voulez-vous ? » Ils répon­dirent : « Bien sûr. » Ma mère bio­lo­gique décou­vrit alors que ma mère adop­tive n’avait jamais eu le moindre diplôme uni­ver­si­taire, et que mon père n’avait jamais ter­mi­né ses études secon­daires. Elle refu­sa de signer les docu­ments défi­ni­tifs d’adoption et ne s’y réso­lut que quelques mois plus tard, quand mes parents lui pro­mirent que j’irais à l’université.

Dix-sept ans plus tard, j’entrais donc à l’université. Mais j’avais naï­ve­ment choi­si un éta­blis­se­ment presque aus­si cher que Stan­ford, et toutes les éco­no­mies de mes parents ser­virent à payer mes frais de sco­la­ri­té. Au bout de six mois, je n’en voyais tou­jours pas la jus­ti­fi­ca­tion. Je n’avais aucune idée de ce que je vou­lais faire dans la vie et je n’imaginais pas com­ment l’université pou­vait m’aider à trou­ver ma voie. J’étais là en train de dépen­ser tout cet argent que mes parents avaient épar­gné leur vie durant. Je déci­dai donc de lais­ser tom­ber. Une déci­sion plu­tôt ris­quée, mais rétros­pec­ti­ve­ment c’est un des meilleurs choix que j’aie jamais faits. Dès le moment où je renon­çais, j’abandonnais les matières obli­ga­toires qui m’ennuyaient pour suivre les cours qui m’intéressaient.

Tout n’était pas rose. Je n’avais pas de chambre dans un foyer, je dor­mais à même le sol chez des amis. Je ramas­sais des bou­teilles de Coca-Cola pour récu­pé­rer le dépôt de 5 cents et ache­ter de quoi man­ger, et tous les dimanches soir je fai­sais 10 kilo­mètres à pied pour tra­ver­ser la ville et m’offrir un bon repas au temple de Hare Kri­sh­na. Un régal. Et ce que je décou­vris alors, gui­dé par ma curio­si­té et mon intui­tion, se révé­la ines­ti­mable à l’avenir. Laissez-moi vous don­ner un exemple : le Reed Col­lege dis­pen­sait pro­ba­ble­ment alors le meilleur ensei­gne­ment de la typo­gra­phie de tout le pays. Dans le cam­pus, chaque affiche, chaque éti­quette sur chaque tiroir était par­fai­te­ment cal­li­gra­phiée. Parce que je n’avais pas à suivre de cours obli­ga­toires, je déci­dai de m’inscrire en classe de cal­li­gra­phie. C’est ain­si que j’appris tout ce qui concer­nait l’empattement des carac­tères, les espaces entre les dif­fé­rents groupes de lettres, les détails qui font la beau­té d’une typo­gra­phie. C’était un art ancré dans le pas­sé, une sub­tile esthé­tique qui échap­pait à la science. J’étais fasciné.

Rien de tout cela n’était cen­sé avoir le moindre effet pra­tique dans ma vie. Pour­tant, dix ans plus tard, alors que nous conce­vions le pre­mier Macin­tosh, cet acquis me revint. Et nous l’incorporâmes dans le Mac. Ce fut le pre­mier ordi­na­teur doté d’une typo­gra­phie élé­gante. Si je n’avais pas sui­vi ces cours à l’université, le Mac ne pos­sé­de­rait pas une telle varié­té de polices de carac­tères ni ces espa­ce­ments pro­por­tion­nels. Et comme Win­dows s’est bor­né à copier le Mac, il est pro­bable qu’aucun ordi­na­teur per­son­nel n’en dis­po­se­rait. Si je n’avais pas lais­sé tom­ber mes études à l’université, je n’aurais jamais appris la cal­li­gra­phie, et les ordi­na­teurs per­son­nels n’auraient peut-être pas cette richesse de carac­tères. Natu­rel­le­ment, il était impos­sible de pré­voir ces réper­cus­sions quand j’étais à l’université. Mais elles me sont appa­rues évi­dentes dix ans plus tard.

On ne peut pré­voir l’incidence qu’auront cer­tains évé­ne­ments dans le futur ; c’est après coup seule­ment qu’apparaissent les liens. Vous pou­vez seule­ment espé­rer qu’ils joue­ront un rôle dans votre ave­nir. L’essentiel est de croire en quelque chose – votre des­tin, votre vie, votre kar­ma, peu importe. Cette atti­tude a tou­jours mar­ché pour moi, et elle a régi ma vie.

« Pour­quoi mon départ for­cé d’Apple fut salutaire »
Ma deuxième his­toire concerne la pas­sion et l’échec. J’ai eu la chance d’aimer très tôt ce que je fai­sais. J’avais 20 ans lorsque Woz et moi avons créé Apple dans le garage de mes parents. Nous avons ensuite tra­vaillé dur et, dix ans plus tard, Apple était une socié­té de plus de 4 000 employés dont le chiffre d’affaires attei­gnait 2 mil­liards de dol­lars. Nous venions de lan­cer un an plus tôt notre plus belle créa­tion, le Macin­tosh, et je venais d’avoir 30 ans.

C’est alors que je fus viré. Com­ment peut-on vous virer d’une socié­té que vous avez créée ? C’est bien simple, Apple ayant pris de l’importance, nous avons enga­gé quelqu’un qui me sem­blait avoir les com­pé­tences néces­saires pour diri­ger l’entreprise à mes côtés et, pen­dant la pre­mière année, tout se pas­sa bien. Puis nos visions ont diver­gé, et nous nous sommes brouillés. Le conseil d’administration s’est ran­gé de son côté. C’est ain­si qu’à 30 ans je me suis retrou­vé sur le pavé. Viré avec perte et fra­cas. La rai­son d’être de ma vie n’existait plus. J’étais en miettes.

Je res­tais plu­sieurs mois sans savoir quoi faire. J’avais l’impression d’avoir tra­hi la géné­ra­tion qui m’avait pré­cé­dé – d’avoir lais­sé tom­ber le témoin au moment où on me le pas­sait. C’était un échec public, et je son­geais même à fuir la Sili­con Val­ley. Puis j’ai peu à peu com­pris une chose – j’aimais tou­jours ce que je fai­sais. Ce qui m’était arri­vé chez Apple n’y chan­geait rien. J’avais été écon­duit, mais j’étais tou­jours amou­reux. J’ai alors déci­dé de repar­tir de zéro.

Je ne m’en suis pas ren­du compte tout de suite, mais mon départ for­cé d’Apple fut salu­taire. Le poids du suc­cès fit place à la légè­re­té du débu­tant, à une vision moins assu­rée des choses. Une liber­té grâce à laquelle je connus l’une des périodes les plus créa­tives de ma vie.

Pen­dant les cinq années qui sui­virent, j’ai créé une socié­té appe­lée NeXT et une autre appe­lée Pixar, et je suis tom­bé amou­reux d’une femme excep­tion­nelle qui est deve­nue mon épouse. Pixar, qui allait bien­tôt pro­duire le pre­mier film d’animation en trois dimen­sions, Toy Sto­ry, est aujourd’hui la pre­mière entre­prise mon­diale uti­li­sant cette tech­nique. Par un remar­quable concours de cir­cons­tances, Apple a ache­té NeXT, je suis retour­né chez Apple, et la tech­no­lo­gie que nous avions déve­lop­pée chez NeXT est aujourd’hui la clé de la renais­sance d’Apple. Et Lau­rene et moi avons fon­dé une famille merveilleuse.

Tout cela ne serait pas arri­vé si je n’avais pas été viré d’Apple. La potion fut hor­ri­ble­ment amère, mais je sup­pose que le patient en avait besoin. Par­fois, la vie vous flanque un bon coup sur la tête. Ne vous lais­sez pas abattre. Je suis convain­cu que c’est mon amour pour ce que je fai­sais qui m’a per­mis de conti­nuer. Il faut savoir décou­vrir ce que l’on aime et qui l’on aime. Le tra­vail occupe une grande par­tie de l’existence, et la seule manière d’être plei­ne­ment satis­fait est d’apprécier ce que l’on fait. Sinon, conti­nuez à cher­cher. Ne bais­sez pas les bras. C’est comme en amour, vous sau­rez quand vous aurez trou­vé. Et toute rela­tion réus­sie s’améliore avec le temps. Alors, conti­nuez à cher­cher jusqu’à ce que vous trouviez.

« Pour­quoi la mort est la meilleure chose de la vie »
Ma troi­sième his­toire concerne la mort. À l’âge de 17 ans, j’ai lu une cita­tion qui disait à peu près ceci : « Si vous vivez chaque jour comme s’il était le der­nier, vous fini­rez un jour par avoir rai­son. » Elle m’est res­tée en mémoire et, depuis, pen­dant les trente-trois années écou­lées, je me suis regar­dé dans la glace le matin en me disant : « Si aujourd’hui était le der­nier jour de ma vie, est-ce que j’aimerais faire ce que je vais faire tout à l’heure ? » Et si la réponse est non pen­dant plu­sieurs jours à la file, je sais que j’ai besoin de changement.

Avoir en tête que je peux mou­rir bien­tôt est ce que j’ai décou­vert de plus effi­cace pour m’aider à prendre des déci­sions impor­tantes. Parce que presque tout – tout ce que l’on attend de l’extérieur, nos vani­tés et nos fier­tés, nos peurs de l’échec – s’efface devant la mort, ne lais­sant que l’essentiel. Se sou­ve­nir que la mort vien­dra un jour est la meilleure façon d’éviter le piège qui consiste à croire que l’on a quelque chose à perdre. On est déjà nu. Il n’y a aucune rai­son de ne pas suivre son cœur.

Il y a un an envi­ron, on décou­vrait que j’avais un can­cer. À 7 heures du matin, le scan­ner mon­trait que j’étais atteint d’une tumeur au pan­créas. Je ne savais même pas ce qu’était le pan­créas. Les méde­cins m’annoncèrent que c’était un can­cer pro­ba­ble­ment incu­rable, et que j’en avais au maxi­mum pour six mois. Mon doc­teur me conseilla de ren­trer chez moi et de mettre mes affaires en ordre, ce qui signi­fie : « Préparez-vous à mou­rir. » Ce qui signi­fie dire à ses enfants en quelques mois tout ce que vous pen­siez leur dire pen­dant les dix pro­chaines années. Ce qui signi­fie essayer de faci­li­ter les choses pour votre famille. En bref, faire vos adieux.

J’ai vécu avec ce diag­nos­tic pen­dant toute la jour­née. Plus tard dans la soi­rée, on m’a fait une biop­sie, intro­duit un endo­scope dans le pan­créas en pas­sant par l’estomac et l’intestin. J’étais incons­cient, mais ma femme, qui était pré­sente, m’a racon­té qu’en exa­mi­nant le pré­lè­ve­ment au micro­scope, les méde­cins se sont mis à pleu­rer, car j’avais une forme très rare de can­cer du pan­créas, gué­ris­sable par la chi­rur­gie. On m’a opé­ré et je vais bien.

Ce fut mon seul contact avec la mort, et j’espère qu’il le res­te­ra pen­dant encore quelques dizaines d’années. Après cette expé­rience, je peux vous le dire avec plus de cer­ti­tude que lorsque la mort n’était pour moi qu’un concept pure­ment intel­lec­tuel : per­sonne ne désire mou­rir. Même ceux qui veulent aller au ciel n’ont pas envie de mou­rir pour y par­ve­nir. Pour­tant, la mort est un des­tin que nous par­ta­geons tous. Per­sonne n’y a jamais échap­pé. Et c’est bien ain­si, car la mort est pro­ba­ble­ment ce que la vie a inven­té de mieux. C’est le fac­teur de chan­ge­ment de la vie. Elle nous débar­rasse de l’ancien pour faire place au neuf. En ce moment, vous repré­sen­tez ce qui est neuf, mais un jour vous devien­drez pro­gres­si­ve­ment l’ancien, et vous lais­se­rez la place aux autres. Déso­lé d’être aus­si dra­ma­tique, mais c’est la vérité.

Votre temps est limi­té, ne le gâchez pas en menant une exis­tence qui n’est pas la vôtre. Ne soyez pas pri­son­nier des dogmes qui obligent à vivre en obéis­sant à la pen­sée d’autrui. Ne lais­sez pas le brou­ha­ha exté­rieur étouf­fer votre voix inté­rieure. Ayez le cou­rage de suivre votre cœur et votre intui­tion. L’un et l’autre savent ce que vous vou­lez réel­le­ment deve­nir. Le reste est secondaire.

Dans ma jeu­nesse, il exis­tait une extra­or­di­naire publi­ca­tionThe Whole Earth Cata­log, l’une des bibles de ma géné­ra­tion. Elle avait été fon­dée par un cer­tain Ste­wart Brand, non loin d’ici, à Men­lo Park, et il l’avait mar­quée de sa veine poé­tique. C’était à la fin des années 1960, avant les ordi­na­teurs et l’édition élec­tro­nique, et elle était réa­li­sée entiè­re­ment avec des machines à écrire, des paires de ciseaux et des appa­reils Pola­roid. C’était une sorte de Google en livre de poche, trente-cinq ans avant la créa­tion de Google. Un ouvrage idéa­liste, débor­dant de recettes for­mi­dables et d’idées épatantes.

Ste­wart et son équipe ont publié plu­sieurs fas­ci­cules deThe Whole Earth Cata­log. Quand ils eurent épui­sé la for­mule, ils sor­tirent un der­nier numé­ro. C’était au milieu des années 1970, et j’avais votre âge. La qua­trième de cou­ver­ture mon­trait la pho­to d’une route de cam­pagne prise au petit matin, le genre de route sur laquelle vous pour­riez faire de l’auto-stop si vous avez l’esprit d’aventure. Des­sous, on lisait : « Soyez insa­tiables. Soyez fous. » C’était leur mes­sage d’adieu. Soyez insa­tiables. Soyez fous. C’est le vœu que j’ai tou­jours for­mé pour moi. Et aujourd’hui, au moment où vous rece­vez votre diplôme qui marque le début d’une nou­velle vie, c’est ce que je vous souhaite.
Soyez insa­tiables. Soyez fous.
Mer­ci à tous. »

Bon vent Mr Steve.

Ecrit par Sébastien Degliame
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